Veut-on faire de Bruxelles un nouveau Louvain-la-Neuve ?
Bruxelles est indéniablement la question institutionnelle du moment en politique intérieure. Ironique retour du balancier historique : là où la région-capitale a pu être négligée voire méprisée par certains intérêts flamands et wallons dans les réformes de l’Etat des premiers temps du fédéralisme belge, elle constitue désormais le noeud gordien de toute évolution institutionnelle du pays, ce qui lui vaut une attention soutenue, voire certains égards. L’appel « Nous existons » lancé dans ce contexte en décembre dernier et les multiples manifestations d’intérêts dont il a été suivi [1] illustrent si besoin est ce retournement de situation.
Cet appel est un texte assez sympathique par bien des aspects. Il suscite cependant chez moi certaines réserves, contient certaines contradictions que j’aimerais examiner ici. Je précise que la position d’où je parle est hybride : bien qu’habitant Liège, je ne me considère qu’assez peu comme « wallon » et j’ai passé ces dernières années une part conséquente de mon temps à Bruxelles. J’y ai milité, j’y ai habité, j’y suis pour le moment étudiant et c’est une ville que j’apprécie globalement beaucoup (même si cette ville pâtit de la place démesurée qu’elle accorde à la voiture). Bref, si je ne me sens pas pour autant Bruxellois, j’estime quand même que ce bout de territoire est aussi un peu le mien.
Mais venons-en à la critique annoncée.
1. De l’art de faire passer les idées pour des faits. Tout d’abord — entamons les choses carrément —, un mépris assez étonnant émane de ce texte à l’endroit des habitants des autres régions du pays, considérés, à peu de choses près, comme des arriérés culturels. Ceux-ci, à la différence de la population bruxelloise — et pour reprendre le simple décalque des affirmations de l’appel —, se laissent réduire à deux groupes, ne sont pas nombreux à être nés ailleurs, ne parlent guère qu’une langue ou deux, etc. Certes, l’appel ne tombe pas dans la caricature, il n’empêche qu’il dit les choses de façon fort lisible. Bruxelles serait, d’un point de vue démographique, culturel, linguistique, économique,... un lieu totalement différent du reste de la Belgique.
Pour arriver à cette affirmation abusive, un (trop) gros arsenal statistique est déployé, qui, noyant le lecteur sous l’amas de chiffres, sous leur autorité supposée, va jusqu’à assimiler le français à une langue minoritaire sous le prétexte que 40 % des gens qui le parlent à Bruxelles sont d’origine immigrée (les postulats essentialistes sous-jacents à cette affirmation mériteraient un article à eux seuls). Quiconque a déjà vécu à Bruxelles sait pertinemment bien que le français y est et y reste la seule langue véhiculaire. Hormis pour les touristes et les eurocrates, la langue utilisée pour apostropher quelqu’un dans la rue est le français [2].
Cette représentation fantasmatique d’une ville de Bruxelles insularisée par rapport au reste de la Belgique sert à justifier une posture politique indépendante, distante, équidistante, Bruxelles se voulant radicalement distincte des deux autres régions du pays. Avec pour conséquence directe la mise à la casse de l’identité « francophone de Belgique ». Dans le viseur se trouve notamment l’enseignement qui devrait, lit-on entre les lignes, être régionalisé et non plus organisé par les communautés. Accessoirement, cette rupture de l’identité et de la solidarité francophones obligerait les habitants de la Wallonie à se reconnaître peu ou prou dans une région wallonne qui, personnellement, ne m’excite pas beaucoup (et ceci est en soit un motif suffisant pour s’opposer à cet appel : je ne souhaite pas me faire enfermer en Wallonie ; la communauté française est déjà assez petite comme ça). Notons au passage que l’alliance (objective) qui s’est clairement dessinée avec les régionalistes wallons [3], qui retrouvent pour le coup une inespérée nouvelle jeunesse [4], pour logique qu’elle soit, a au minimum des reflets ironiques.
2. Entre l’idéologie et la position originelle, le coeur balance. Secundo, l’appel « Nous existons » propose pour Bruxelles un régime dérogatoire dénué de justification dès lors qu’on refuse de voir en Bruxelles un lieu radicalement distinct sur le plan culturel du reste de la Belgique. Grosso modo, ce qui nous disent les rédacteurs et les signataires de ce texte, c’est que le modèle belge — en particulier en ce qui concerne la question des langues — est ubuesque et dépassé,... mais néanmoins nécessaire à la survie du pays. Dès lors, conservons-le en l’état,... sauf à Bruxelles qui sera autorisée à se libérer du carcan pour vivre sa vie multiculturelle. C’est non seulement parfaitement inique. C’est surtout totalement contradictoire dans le chef de mon ancien et respecté professeur Philippe Van Parijs [5] avec la défense — plutôt convaincante — qu’il fait par ailleurs du territorialisme linguistique, c’est-à-dire notamment du droit de la Flandre à faire respecter l’usage du flamand sur son territoire, rempart à l’homogénéisation culturelle etc. Même à admettre que Bruxelles est de facto totalement multiculturalisée par rapport au reste de la Belgique, on note qu’elle ne l’est pas plus que la périphérie bruxelloise ne l’est pas rapport au reste de la Flandre. Bref, la proposition de l’appel ne peut s’interpréter autrement que comme la mise en place d’un régime dérogatoire — sur le plan du droit, mais aussi sur celui des principes — à la situation d’équilibre, à ce compromis belge qui doit pourtant demeurer partout ailleurs.
Il y a en effet deux manières de défendre un régime linguistique. De manière positiviste, parce qu’il a fait l’objet d’un compromis légal. Ou en termes plus normatifs, parce qu’il faut que ce régime linguistique obéisse à des principes de justice. Si c’est le premier critère qui est reconnu, on restera dans une situation de statu quo. Si c’est le second, il serait envisageable d’aménager un statut trilingue pour Bruxelles si le français s’avérait réellement une langue plus minoritaire qu’escompté ; mais dans ce cas, il s’agirait d’intégrer les communes à facilité dans la sphère bruxelloise, ou de leur donner un régime linguistique français « toutes choses étant égales par ailleurs » comme se plaît à le répéter PVP.
3. Des relations économiques à sens unique ou un rôle de capitale non assumé. Tertio, les flux économiques entre Bruxelles et le reste du pays sont envisagés d’une façon pour le moins étonnante. Si l’on s’indigne que l’argent file des entreprises bruxelloises vers les autres régions du pays, on ne se demande pas comment il y est arrivé. Il y a l’affirmation naïve et — de nouveau — condescendante vis-à-vis des autres régions du pays, que la richesse bruxelloise serait immanente à Bruxelles, que Bruxelles serait une sorte de vache à lait économique au service du pays. Si Bruxelles est devenue le pôle de richesse qu’elle est aujourd’hui, c’est d’abord et avant tout en raison de décisions politiques qui n’engagent pas, bien au contraire, les seuls bruxellois ; en vertu aussi de transferts économiques importants vers la capitale. Pour le dire autrement, le rôle de capitale entraîne aussi quelques devoirs de retour à l’envoyeur, de partage de la richesse produite en commun. Dès lors, les navetteurs doivent aussi être les bienvenus à Bruxelles (et non être décrits de façon condescendante comme ceux qui viennent peu ou prou voler le pain de la bouche des Bruxellois).
Notons à cet égard, puisqu’il s’agit aussi d’un débat qui fait rage pour le moment, que faire de Bruxelles la capitale économique de la Wallonie, comme le suggèrent [6] deux chercheurs de l’UCL, Isabelle Thomas et Jacques-François Thisse, ne serait pas une bonne idée, non pas, comme l’affirme benoîtement Melchior Wathelet [7], parce que Liège a le « parc scientifique du Sart-Tilman », le « pôle logistique du Trilogiport », « son aéroport »,... « sans parler de la gare », mais parce que ce serait accroître un mouvement de concentration qui ignore et paupérise Liège et le Hainaut, parce que ce serait pour la Wallonie déplacer de l’activité hors de son territoire sans véritable raison [8].
Notons encore, en ce qui concerne la question socio-économique, la proposition [9] évoquée par Philippe Van Parijs d’une augmentation du coût du transport permettant à la région bruxelloise, via une augmentation des prix de l’immobilier, d’exporter — littéralement — ses chômeurs vers les autres régions du pays. Parlant de rendre les navettes entrantes plus difficiles ou plus coûteuses, Philippe Van Parijs écrit que cela « [...] exercerait inévitablement une pression à la hausse sur le prix du logement à Bruxelles, avec pour conséquence, toutes choses restant égales par ailleurs, qu’un certain nombre de personnes sans emploi n’auront d’autre choix que de déménager en Flandre ou en Wallonie, apportant ainsi une contribution supplémentaire à la réduction du taux de chômage bruxellois. ». C’est là au minimum un dérapage complet, au pire le reflet des intentions véritables des auteurs de l’appel — dont on pourra d’ailleurs penser qu’ils penchent plutôt vers le centre-droit — et qui serait celle d’une région purgée de ses pauvres, à même de jouer ce rôle de « DC » anglophone et internationalisée dont bien des gens rêvent (presque) tout haut. Même s’il ne s’agit que d’une hypothèse comme le texte le suggère (mais est-ce bien le cas ?), cette thèse est strictement inacceptable, pour de nombreuses raisons, depuis le fait que contrairement à ce qu’écrit PVP, le prix de l’immobilier, particulièrement dans les grandes villes, est actuellement anormalement — et surtout insupportablement — élevé [10] jusqu’aux conséquences sociales et environnementales calamiteuses qu’aurait une diminution de la dotation à la SNCB alors que les missions de celle-ci sont appelées à croître de façon importante dans les prochaines années et que le prix du train est déjà fort élevé [11].
Bref, si le texte de l’appel « Nous existons » est dans son ensemble plutôt sympathique, si les problèmes de Bruxelles sont réels (et personne ne s’oppose ou ne devrait évidemment s’opposer à ce que certaines absurdités administratives soient éliminées, par exemple dans le financement des projets culturels bi-communautaires), certaines des solutions proposées — et surtout l’esprit général dans lequel elles le sont — paraissent au mieux inadéquates, probablement synonyme d’un renfermement culturel et d’une approche élitiste de la question de la ville, en tout cas hautement nuisible aux autres régions, en particulier à la Wallonie dont les autorités régionales et la classe politique ont pourtant été dans l’ensemble et depuis un certain temps déjà un soutien sans lequel la région bruxelloise et son exception culturelle chérie auraient été mangées toutes crues. On peut d’ailleurs se demander, en filigrane, si sous prétexte de ne pas obérer les chances d’un accord politique en prenant les Flamands de front — par exemple en réclamant franchement un élargissement des frontières de la région bruxelloise qui serait pourtant une solution bien plus convaincante à une partie des problèmes que connaît l’institution régionale bruxelloise —, les promoteurs de l’appel ne finissent pas par flirter avec une défense structurelle des intérêts flamands. On est en tout cas loin ici de la préoccupation d’un espace public équitable exprimée par ailleurs par le principal auteur (par exemple avec l’idée de circonscription nationale [12]).
Pour conclure, disons simplement qu’il n’y pas de raison pour que les Anversois ou les Liégeois — habitants de villes dont certains quartiers sont aussi des foyers multiculturels — aient, moins que les Bruxellois, envie de faire de leurs villes des lieux « où des personnes aux origines les plus diverses puissent être heureuses d’habiter, de travailler et de circuler, de se rencontrer et de se divertir, d’étudier et de se faire soigner, de grandir et même de vieillir ».
Messages
1. Négociations communautaires : Bruxelles est le vrai enjeu !, 20 août 2007, 10:24, par M a n u
Dans la Libre Belgique du 20.08.07.
Un article de Paul N. GOLDSCHMIDT. Directeur, Commission Européenne (e.r.)
Lire la suite ...
2. Le statut de Bruxelles dans l’hypothèse du confédéralisme, 15 octobre 2007, 15:08, par M a n u
Hugues Dumont et Sébastien Van Drooghenbroeck, dans Brussels studies :
Source : http://www.brusselsstudies.be/