Alors que les chefs d’Etat et de gouvernement de l’UE, réunis à Bruxelles, viennent d’annoncer un accord sur un nouveau traité européen (je crains le pire), preuve qu’ils n’ont rien compris au fait que ce n’est pas le rôle des exécutifs, mais celui d’une constituante d’écrire un texte à vocation constitutionnelle, la lecture d’un billet sur le blog de Jean Quatremer me fait sauter aux yeux une sorte de raison primale pour laquelle je me suis opposé au TCE et pour laquelle je risque fort, une fois que j’aurai lu le nouveau texte (qui selon toute vraisemblance polonaise ou britannique est encore pire que le précédent), de me mobiliser à nouveau contre ce nouveau projet.
À tous les arguments politiques énumérés à l’époque du non au (premier) TCE, j’aimerais en ajouter un, linguistique, qui me saute aux yeux : l’Union parle novlangue. C’est l’évidence. Le principal problème de ce texte (dans sa version initiale ou, sans aucun doute, dans sa version remaniée), c’est qu’il ne s’agit pas d’un texte de droit mais d’un texte idéologique écrit dans un langage abscons, une soupe linguistique imbuvable.
Voici l’extrait du nouveau projet qui m’a fait sursauter, extrait que j’avais pourtant lu (dans sa version TCE) des dizaines de fois, en y cherchant la faille :
L’Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures, au sein duquel est assurée la libre circulation des personnes, en liaison avec des mesures appropriées en matière de contrôle des frontières extérieures, d’asile, d’immigration ainsi que de prévention de la criminalité et de lutte contre ce phénomène.
L’Union établit un marché intérieur. Elle œuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive [1], qui tend au plein emploi et au progrès social et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement. Elle promeut le progrès scientifique et technique
Ceci n’est tout simplement pas un texte de droit. Lisez la constitution belge, vous serez immédiatement marqué par une différence de ton, de style, de vocabulaire. Dans un texte de droit et a fortiori dans un texte constitutionnel, des expressions comme « espace de liberté », « mesures appropriées en matière de contrôle des frontières extérieures », « développement durable », « croissance économique équilibrée », « économie sociale de marché »,... n’ont pas leur place pour la simple raison qu’elle ne veulent rien dire. Le droit doit être univoque, lisible par tous de la même façon, se contenter de prescrire de façon la plus claire possible l’organisation des institutions, affirmer de façon non ambiguë les droits fondamentaux, pas se lancer dans un discours apologétique ou idéologique. Qui sait me dire ce que c’est qu’un « espace de liberté » ? Certes, ça fait joli et ça peut avoir du sens dans d’autres contextes, dans un discours politique par exemple. Mais dans une constitution, je ne vois pas ce qu’il faut entendre par là.
Quelle sont les conséquences du recours à cette para-littérature ? Tout simplement de rendre dans bien des cas le droit inopposable, de faire perdre à la loi son caractère protecteur des individus pour en faire une sorte d’accompagnement symbolique de la procession des autorités. Un exemple ? Un passage plus positif (au sens juridique) comme celui qui assure la « libre circulation des personnes » est immédiatement contredit par de longues périlocutions [2] vaseuses (« en liaison avec des mesures appropriées en matière de contrôle des frontières extérieures, d’asile, d’immigration ainsi que de prévention de la criminalité et de lutte contre ce phénomène. ») destinées à en restreindre la portée, à laisser aux exécutifs l’appréciation souveraine de ce qu’il faut entendre par ces mots. Autant dire que la « libre circulation des personnes » n’existe que quand le pouvoir le veut bien.
Je ne suis pas juriste (peut-être aurais-je dû), mais j’ai parcouru pas mal de textes de lois, lu quelques théoriciens du droit et je suis de manière générale effaré par le manque de culture juridique des « cabinetards » qui, en Belgique, se retrouvent généralement en position d’inspirateurs du législateur (disons cela comme ça), ce qui donne des textes aberrants, qui, à force de faire dans les bonnes intentions et les mesurettes ad hoc finissent par noyer le lecteur non technicien, à organiser une insécurité juridique généralisée, à paradoxalement — vu l’inflation législative — augmenter le champ de l’arbitraire et le pouvoir des exécutifs,... Il me semble qu’on aurait pu attendre un peu plus de rigueur dans le chef de ceux qui se prennent pour le Constituant européen fussent-ils comme le sont de toute évidence MM. Sarkozy, Blair et Kaczynski, une bande de fats risibles.
Tout cela, encore et toujours, est une histoire de langage. Le droit est un phénomène langagier et c’est sa concision et sa précision qui ont permis d’en faire un outil protecteur et générateur d’égalité. En transformant le droit en cette novlangue infâme, le régime politique dominant lui fait perdre un bonne partie de son usage et nous prive de cette protection. Il est important de le comprendre.
Messages
1. L’Union parle novlangue, 23 juin 2007, 15:49, par Nicolas Krebs
Merci pour cette analyse. Elle formalise la (vague) impression que j’avais eu début 2005, lorsque l’expression [1] « concurrence libre et non faussée » avait été dénoncée par les alter-mondialistes européens comme interdisant (du point de vue de l’idéologie néolibérale) toute intervention publique dans l’économie, tandis que des partisants du traité la défendaient (l’expression) en prétendant qu’elle autorisait au contraire l’intervention publique contre les cartels et les accords monopolistiques entre (grandes) entreprises [2]. Ambiguité de l’expression qui n’avait pas et n’a pas été depuis clarifiée.
Concernant l’article de Jean Quatremer, il précise très aimablement que l’expression « va disparaître dans le futur [traité] », et aussi que « bien sûr, la politique de concurrence en tant que telle [...] n’est pas modifiée d’un iota. ». Fantastique avancée.
[1] qui est évoquée dans l’article de Jean Quatremer que vous indiquez, voir ci après
[2] voir aussi news:446f58ce$0$297$7a628cd7@news.club-internet.fr et Austan Goolsbee dénonçant un projet de loi qui fausserait la concurence (découvert via SuperFrenchie)
2. L’Europe sort de l’impasse mais sans retrouver son élan [Rue89], 25 juin 2007, 12:29, par M a n u
Source : Rue89
3. On parle de vous, 23 août 2007, 18:28, par Ménatep
Y’a des gens qui parlent de votre texte sur cette page. Ça dit ceci :
Et puis aussi ça :
1. Sur le caractère idéologique du droit, 25 août 2007, 05:48, par François Schreuer
C’est amusant le mélange d’anglais et de datation révolutionnaire.
Oui, bien sûr. Il serait absurde de prétendre que le droit — à l’instar de toute production humaine — n’est pas historiquement situé et par conséquent reflet des systèmes idéologiques de ceux qui sont dominants au moment où il est adopté. Mais ce n’est pas de cela que parle le texte ci-dessus (même si je reconnais une certaine confusion dans certains passage de ce texte qui a de toute évidence été écrit trop vite — mais bon, les textes publiés ici ne sont pas grand chose d’autre que des réflexions en chantier ; on m’excusera du caractère bien précaire de tout cela).
Le problème n’est pas que le droit soit imparfait, c’est qu’il renonce à viser l’univocité, que tout ne soit plus fait dans son écriture pour éviter les interprétations litigieuses. Or les auteurs des différentes versions du traité ont manifestement perdu de vue cet objectif, comme d’ailleurs d’autres auteurs de textes de lois ici ou ailleurs. Remarquons que l’auteur du commentaire verse lui-même dans la construction d’un idéal-type (qu’il semble dénoncer par ailleyrs) en parlant de texte de droit « digne de ce nom ».
Bon d’accord, l’expression « espace de liberté » est effectivement assez creuse (quoique, c’est assez proche de « Etat de droit » qui, pour être juridiquement infondé et théoriquement mal défini n’en reste pas moins utile dans certains cas). Je veux dire que le critère d’admissibilité d’un mot ou d’une expression n’est pas le même selon qu’on parle du droit (où le critère doit être de l’ordre de l’univocité) ou de la politique (où le critère doit plutôt relever du sens perçu par un auditoire). Le mot « socialisme » n’a rien à faire dans un texte de droit. Il est par contre très indiqué de l’utiliser dans un texte politique.
FS